ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

 

 

AFFAIRE FENER RUM ERKEK LİSESİ VAKFI c. TURQUIE

 

 

(Requête no 34478/97)

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

 

STRASBOURG

 

9 janvier 2007

 

 

DÉFINITIF

 

09/04/2007

 

 

 

Cette version a été rectifiée conformément à l'article 81
du règlement de la Cour le 22 mai 2007.

 


En l'affaire Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  J.-P. Costa, président,
                   A.B. Baka,
                   I. Cabral Barreto,
                   R. Türmen,
                   V. Butkevych,
          Mme   D. Jočienė,
          M.     D. Popović, juges,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 septembre 2005 et 5 décembre 2006,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 34478/97) dirigée contre la République de Turquie et dont une fondation de droit turc, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 25 novembre 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me G. Alkan, avocate à Istanbul.

3.  La requérante alléguait en particulier que la législation sur les fondations et son interprétation par les tribunaux nationaux ont porté atteinte à son droit au respect de ses biens garanti à l'article 1 du Protocole no 1. Elle s'estime aussi victime d'une discrimination au sens de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 8 juillet 2004, la Cour a déclaré la requête recevable.

7.  Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

9.  Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 20 septembre 2005 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.      A.M. Özmen,                                                                   co-agent,
M.      B. Yıldız,
Mme    V. Sirmen,
Mme    İ. Yaşar,
Mme    N. Çetin,
Mme    O. Ercil,
M.      Z.B. Avcioğlu,
M
me    Ö. Gazialem,                                                            conseillers ;

–  pour la requérante
Me      G. Alkan,
Me      M.A. Hatemi,                                                                   conseils,
M.      P. Filipos,                 président du Conseil d'administration de la
                             requérante,
M.      T. Angelidis, membre constituant,                            conseillers.

 

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Alkan et M. Özmen.

 

10.  Le 1er avril 2006, la Cour a de nouveau modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne deuxième section telle qu'elle existait avant cette date.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

11.  La requérante est une fondation de droit turc qui a pour tâche de poursuivre l'éducation dans le lycée grec de Fener, à Istanbul. Son statut est en conformité avec les dispositions du Traité de Lausanne concernant la protection des anciennes fondations assurant des services publics pour les minorités religieuses. Elle est l'une des fondations créées sous l'Empire ottoman. Après la proclamation de la République, son statut fut régi par la loi no 2762 du 13 juin 1935, en vertu de laquelle elle obtint la personnalité morale. En 1936, conformément à l'article 44 de cette loi, la requérante présenta une déclaration indiquant ses objectifs et ses biens immobiliers.

A.  Acquisition des biens immobiliers

12.  Le 10 octobre 1952, la requérante acquit, par donation, la propriété d'une partie d'un immeuble sis à Istanbul. Cette acquisition était fondée sur une attestation délivrée le 3 octobre 1952 par le préfet d'Istanbul. La partie pertinente de cette attestation est libellée comme suit :

« Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı [est] une personne morale, habilitée à acquérir des biens immobiliers, en vertu de la loi sur les fondations. Elle est gérée par le conseil administratif composé de (...) A la suite de la demande du 3 octobre 1952 faite par le registre des titres d'immobiliers de Beyoğlu, ce document est délivré afin de son utilisation dans la transaction concernant l'immeuble sis à (...), en vertu de l'article 2 de la loi sur le registre foncier [loi no 2644 sur le registre foncier du 29 décembre 1934, voir paragraphe 27 ci-dessous]. »

13.  Par la suite, le bien immobilier en question fut enregistré sur le registre foncier. La requérante s'acquitta des taxes et impôts immobiliers afférents à son bien.

14.  De même, le 16 décembre 1958, la requérante acquit, par achat, la copropriété d'une autre partie du même immeuble. Le 15 novembre 1958, le préfet d'Istanbul avait déjà délivré l'attestation requise par l'article 2 de la loi sur le registre foncier, indiquant toujours que « Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı [est] une personne morale, habilitée à acquérir des biens immobiliers, en vertu de la loi sur les fondations ». Le titre de propriétaire de la requérante fut ainsi inscrit sur le registre foncier et des taxes et impôts immobiliers afférents à ce bien furent acquittés.

B.  Annulation des titres de propriété

15.  Le 15 juillet 1992, le Trésor public introduisit un recours devant le tribunal de grande instance de Beyoğlu (Istanbul) tendant à l'annulation des titres de propriété des biens immobiliers susmentionnés et à l'inscription de ceux-ci au nom des anciens propriétaires, en vertu de la jurisprudence établie de la Cour de cassation. A l'appui de sa demande, il soutint notamment que la requérante ne disposait pas de la capacité d'acquérir des biens immobiliers. En outre, étant donné que l'immeuble en cause n'était pas mentionné dans la déclaration de 1936, laquelle avait été considérée comme le statut juridique de fondation (vakıfname) de ces établissements selon la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation, l'intéressée ne pouvait obtenir les titres de propriété en question. Le Trésor demanda donc la réinscription de l'ancien propriétaire des biens immobiliers comme titulaire de la propriété.

16.  Le 19 décembre 1994, à la suite de la demande du tribunal de grande instance, un expert en matière de cartes et cadastres déposa son rapport sur l'affaire. Se référant à la jurisprudence des chambres civiles réunies de la Cour de cassation établie le 8 mai 1974 (paragraphe 28 ci-dessous), il observa que les fondations, qui appartenaient aux minorités religieuses telle que définies par le Traité de Lausanne et qui n'avaient pas indiqué dans leur statut leur capacité d'acquérir des biens immobiliers, ne pouvaient ni acheter des immeubles ni en accepter en tant que donataires. Par conséquent, le patrimoine immobilier de ces fondations était limité à des biens immobiliers figurant dans leur statut, devenu définitif par le dépôt de leur déclaration en 1936. En conclusion, il considéra qu'il convenait d'annuler les titres de propriété de la fondation requérante – laquelle n'a pas la capacité d'acquérir des biens immobiliers – et de réinscrire les biens au nom des anciens propriétaires.

17.  Devant le tribunal de grande instance, la requérante s'opposa à la qualification attribuée aux déclarations de 1936 par le Trésor public. Elle soutint notamment que ces déclarations étaient exigées par l'Etat pour enregistrer les patrimoines et revenus des fondations et ne pouvaient être considérées comme l'acte fondateur. Elle soutint également que de telles fondations avaient la capacité d'acquérir des biens, en vertu de la loi sur les registres fonciers.

18.  Par un jugement du 7 mars 1996, conformément à la demande du Trésor public, le tribunal de grande instance ordonna, d'une part, l'annulation des titres de propriété de la requérante et, d'autre part, l'inscription de ces titres au nom des anciens propriétaires. Il considéra notamment :

« Comme l'a déclaré le Trésor public, l[a] fondation défenderesse n'a pas indiqué dans [sa] déclaration déposée en 1936 – contrairement aux dispositions de la loi no 2762 – ses acquisitions [litigieuses] par voie de donation et achat. Ainsi, comme le souligne le rapport d'expertise, ces acquisitions sont dépourvues de base juridique et devraient, par conséquent, être rayées du registre foncier et réenregistrées au nom des anciens propriétaires. »

19.  Le 17 avril 1996, la requérante se pourvut en cassation. Elle invoqua notamment son droit au respect de ses biens tel que consacré par l'article 1 du Protocole no 1. Le pourvoi fut rejeté le 11 juin 1996.

20.  Le 9 décembre 1996, la Cour de cassation rejeta le recours introduit par la requérante en rectification de l'arrêt du 11 juin 1996.

21.  Le 16 octobre 2000, la requérante demanda à la Direction générale des fondations (« la Direction ») de modifier son statut. Elle sollicita l'établissement d'un nouvel acte de fondation qui octroie la compétence d'acquérir des biens immobiliers. La demande fut rejetée le 20 octobre 2000. Dans les motifs de sa décision, invoquant l'arrêt des chambres civiles réunies de la Cour de cassation du 8 mai 1974, la Direction considéra que les déclarations de 1936 présentées par les fondations de communautés tenaient lieu d'« actes de fondation » de ces établissements et qu'il n'était pas question de modifier ces statuts, pour des raisons d'ordre public.

22.  Le Gouvernement soutient que la radiation de ces titres du registre foncier n'est intervenue qu'en 2002. A cet égard, il se réfère à une décision adoptée par la municipalité de Beyoğlu le 13 mars 2001 infligeant à la requérante, en tant que propriétaire, et à son locataire, une amende pour avoir ajouté, sans autorisation, un étage supplémentaire au bâtiment.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23.  Jusqu'en 1912, les fondations (vakıf) n'étaient pas reconnues en tant que personnes morales dans le système juridique de l'Empire ottoman. Dépourvues de personnalité juridique, elles faisaient enregistrer leurs immeubles au registre foncier au nom de personnes saintes qui étaient décédées ou à celui de personnes vivantes auxquelles elles accordaient leur confiance. La loi du 16 février 1328 de l'Hégire (1912), reconnaissant le droit de propriété des fondations, reconnut ainsi leur personnalité morale. En vertu de cette loi, les fondations ont enregistré leurs biens immobiliers sur le registre foncier.

24.  A la suite de l'avènement de la République en 1923, le code civil ainsi que la loi no 864 sur la mise en vigueur et l'application du code civil entrèrent en vigueur le 4 octobre 1926. L'article 8 de la loi no 864 disposait :

« Il sera promulgué une loi spéciale régissant le fonctionnement des fondations établies avant l'entrée en vigueur du code civil.

Les établissements fondés après l'entrée en vigueur du code civil sont soumis aux dispositions du code civil. »

25.  La loi no 2762 fut ainsi promulguée le 13 juin 1935 et reconnut la personnalité morale des fondations crées sous l'Empire ottoman. En revanche, le statut juridique des vakıf fondées à une date postérieure à l'entrée en vigueur du code civil le 4 octobre 1926 fut soumis à ce dernier.

26.  La loi no 2762 imposa l'obligation pour les fondations qui avaient été transférées de l'Empire ottoman d'inscrire leurs biens immobiliers au registre foncier. A cette fin, son article transitoire prévoyait :

« A.  Les représentants (...) des fondations qui n'ont pas rendu compte à la Direction générale des fondations (...) sont obligés de lui présenter une déclaration [beyanname] indiquant la nature, les sources des revenus, les dépenses, la quantité et la qualité des revenus et des dépenses de l'année précédente (...) de la fondation, dans un délai de trois mois à partir de l'entrée en vigueur de la présente loi. (...) »

27.  De son côté, la loi no 2644 sur le registre foncier du 29 décembre 1934 dispose dans son article 2 :

« Les personnes morales, pour pouvoir effectuer des opérations au registre foncier, doivent solliciter de l'autorité supérieure du district où se trouvent leurs sièges sociaux ou ceux de leurs agences, la délivrance d'une attestation indiquant leur capacité d'acquérir des biens immobiliers et la compétence du représentant de la personne morale de procéder à de telles transactions. (...) »

28.  Dans sa jurisprudence établie par son arrêt du 8 mai 1974, la Cour de cassation décida que les déclarations faites en 1936 devaient être considérées comme les actes de fondation des vakıf précisant leur statut. En l'absence d'une clause explicite dans les déclarations, ces fondations ne pouvaient acquérir d'autres biens immobiliers que ceux figurant sur ce document. La Cour de cassation sembla considérer que l'acquisition par les fondations de ce type de biens immobiliers en plus de ceux figurant dans leur statut pouvait constituer une menace pour la sécurité nationale. Elle déclara notamment:

« Sont interdites les acquisitions de biens immobiliers par les personnes morales constituées par des non-Turcs. Il est évident que l'Etat serait exposé à des dangers divers s'il reconnaissait auxdites fondations la capacité d'acquérir des biens immobiliers (...)

Le dernier alinéa de l'article 1 de la loi sur les fondations prévoit que la gestion des fondations appartenant à des communautés et à des artisans est assurée par les personnes et organes désignés par eux-mêmes. Ainsi, un statut juridique est créé pour celles-ci sans préjudice de leur personnalité morale. En vertu de l'article 44 de la loi sur les fondations, les lieux (yerler) indiqués dans les cahiers et dans les autres documents similaires déposés au registre foncier à la suite de la promulgation de la loi du 16 février 1328 sont transmis par ce biais au registre des fondations. Par conséquent, il convient de considérer les déclarations, prévues à l'article 44 de la loi précitée, déposées par ces organismes – transformés en fondations – appartenant aux communautés et menant des activités caritatives, scientifiques ou esthétiques comme étant des statuts juridiques des fondations (vakıfname). Considérant qu'une fondation ne peut acquérir des biens si elle n'avait pas explicitement indiqué dans son statut juridique sa capacité d'acquérir des biens, il en va de même pour les organismes caritatifs. Ceux-ci ne peuvent ni directement ni par héritage acquérir des biens immobiliers s'ils n'avaient pas clairement indiqué dans leur déclaration qu'ils peuvent accepter des donations (...) »

29.  Enfin, la législation régissant le statut des fondations a subi une modification en 2002. L'article 4 de la loi no 4771 du 9 août 2002 dispose :

« A.  Les alinéas ci-dessous sont ajoutés à la fin de l'article 1 de la loi no 2762 du 5 juin 1935 sur les fondations.

Les fondations des communautés, qu'elles disposent ou non d'un statut, peuvent acquérir ou posséder des biens immeubles, avec l'autorisation du Conseil des ministres, pour faire face à leurs besoins dans les domaines religieux, de bienfaisance, sociaux, éducatifs, sanitaires et culturels.

Si la demande est introduite dans les six mois à partir de l'entrée en vigueur de la présente loi, les biens immeubles dont la possession, sous quelque forme que ce soit, est établie par des registres fiscaux, des baux et d'autres documents, sont enregistrés au registre foncier au nom de la fondation pour faire face aux besoins de ces fondations dans les domaines religieux, de bienfaisance, sociaux, éducatifs, sanitaires et culturels. Les biens qui ont été donnés ou légués à la fondation sont soumis aux dispositions de cet article. »

30.  Par ailleurs, l'article 3 de la loi no 4778 du 2 janvier 2003 prévoit que les « fondations des communautés » peuvent désormais acquérir des biens immobiliers, en disposer, et ceci qu'elles jouissent ou non d'un statut (acte de fondation).

EN DROIT

I.  SUR L'EXCEPTION DU GOUVERNEMENT

31.  Dans ses observations présentées le 16 décembre 2004, le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement par la requérante des voies de recours internes au sens de l'article 35 § 1 de la Convention. Selon lui, à la suite des modifications législatives intervenues en 2002 et 2003 et reconnaissant la capacité d'acquérir des biens aux fondations des communautés (paragraphes 29-30 ci-dessus), l'intéressée pouvait introduire un recours à l'encontre des nouveaux propriétaires afin d'obtenir la réinscription des titres de propriété à son nom sur le registre foncier. De même, elle pouvait entamer une action sur la base des articles 60 et 61 du code civil selon le principe de « l'enrichissement sans cause ».

32.  La requérante s'oppose aux thèses du Gouvernement.

33.  D'emblée, la Cour rappelle qu'aux termes de l'article 55 de son règlement, si la partie défenderesse entend soulever une exception d'irrecevabilité, elle doit le faire dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête ; dans le cas contraire, il y a forclusion. Il était donc loisible au Gouvernement de formuler ses arguments au stade de la recevabilité, ce qu'il n'a pas fait. Vu l'absence de raisons particulières justifiant cette omission et étant donné que la législation en question a été modifiée avant que la requête ait été déclarée recevable le 8 juillet 2004, la Cour estime que le Gouvernement est forclos à le faire aujourd'hui (voir, mutatis mutandis, Hartman c. République tchèque, no 53341/99, §§ 53‑54, CEDH 2003‑VIII, et Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 36, CEDH 2004‑III).

34.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu'elle a dûment examiné l'exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes et l'a rejetée par sa décision du 8 juillet 2004. Par conséquent, elle ne voit aucune raison de modifier sa conclusion antérieure (voir Włoch c. Pologne, no 27785/95, §§ 89‑93, CEDH 2000‑XI). Eu égard à ce qui précède, il y a donc lieu de rejeter l'exception du Gouvernement.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

35.  La requérante allègue que la législation sur les fondations et son interprétation par les tribunaux nationaux ont porté atteinte à son droit au respect de ses biens garanti à l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect des ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

A.  Thèses des parties

1.  La Fondation requérante

36.  La requérante soutient pour l'essentiel une absence de base légale de l'interdiction qui lui était faite d'acquérir des biens immobiliers et en raison de laquelle ses titres de propriété ont été annulés.

37.  Elle fait observer que l'interdiction litigieuse n'est pas prévue par la législation mais est fondée sur une jurisprudence de la Cour de cassation. Cette dernière, dans son arrêt rendu le 8 mai 1974, a décidé que les déclarations faites en 1936 par les fondations des minorités religieuses devaient être considérées comme les actes de fondation des vakıf précisant leur statut. En l'absence d'une clause explicite dans celles-ci, ces fondations ne pouvaient acquérir d'autres biens immobiliers que ceux figurant sur la déclaration. Par ailleurs, elle a considéré que l'acquisition par les fondations de ce type de biens immobiliers en plus de ceux figurant dans leur statut pouvait constituer une menace pour la sécurité nationale (paragraphe 28 ci-dessus).

2.  Le Gouvernement

38.  Le Gouvernement soutient que la requérante ne disposait pas d'un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1. Cette disposition ne vaut que pour les biens actuels et l'annulation des titres de propriété de la requérante ne constitue que la rectification d'une erreur d'enregistrement. A la suite de l'annulation de ces titres, il s'est avéré que la fondation ne disposait pas des biens en question ab initio et que ces titres étaient enregistrés au nom des propriétaires initiaux et non au nom du Trésor public. Ce transfert de propriété s'est effectué en application de la loi sur l'héritage.

39.  A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu'à supposer même qu'il y ait une ingérence dans le droit de la requérante protégé par l'article 1 du Protocole no 1, il s'agit uniquement d'une restriction apportée à la capacité d'acquisition d'un bien immobilier.

40.  Le Gouvernement souligne que les fondations ne peuvent acquérir des biens immobiliers que dans les limites de leurs statuts. Si la requérante n'était pas habilitée à acquérir des biens immobiliers, cela doit être considéré comme une conséquence du fait qu'elle ne s'était pas réservée, dans sa déclaration de 1936, la capacité juridique d'acquérir d'autres biens immobiliers par achat et par donation.

41.  Selon lui, la restriction litigieuse était fondée sur les différentes dispositions de la législation turque, à savoir celles régissant les fondations qui trouvent leur base juridique dans les articles 73‑81 du code civil ainsi que dans la loi no 2762. Il ressort de ces dispositions que si les fondations veulent acquérir des biens autres que ceux figurant dans leur déclaration, elles doivent préciser explicitement leur capacité d'acquérir d'autres biens nécessaires à la réalisation de leur but par achat ou par donation. Tel n'est pas le cas en l'espèce. La requérante n'avait pas cette capacité et ne pouvait par conséquent acquérir des biens immobiliers.

42.  Le Gouvernement souligne également que la requérante a acquis la personnalité juridique à la suite du dépôt de la déclaration en question en mars 1936. Cette déclaration constitue l'acte fondateur de la fondation couvrant tous les biens immobiliers qui lui appartiennent. La fondation ainsi reconnue doit également y insérer une clause explicite pour acquérir d'autres biens immobiliers par achat ou par donation, faute de quoi, elle ne pourrait plus invoquer une telle capacité juridique d'acquisition d'autres biens immobiliers. Car c'est cette clause qui accorde à la personne morale le pouvoir et la compétence juridique nécessaires pour procéder à des transactions de la même manière qu'une personne physique.

43.  Par conséquent, l'acquisition de biens immobiliers par la requérante aurait constitué un acte qui aurait outrepassé ses capacités juridiques, et les juridictions nationales auraient eu la tâche de protéger l'intérêt public en annulant l'acquisition dénuée de fondement juridique. Par ailleurs, il ressort du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Beyoğlu qu'il n'existait aucune constatation selon laquelle la requérante aurait une personnalité morale étrangère. Le tribunal ne s'est d'ailleurs pas référé à la jurisprudence des Chambres civiles réunies de la Cour de cassation établie le 8 mai 1974 (« jurisprudence de 1974 ») relative aux communautés étrangères.

B.  Appréciation de la Cour

44.  La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si la requérante était ou non titulaire d'un bien susceptible d'être protégé par l'article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle s'est trouvée la requérante du fait de l'acquisition, par donation et par achat, des biens immobiliers en question est de nature à relever du champ d'application de l'article 1 du Protocole no 1, alors que ces acquisitions ont été par la suite annulées.

1.  Sur l'existence d'une ingérence

45.  La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1, qui tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre toute atteinte de l'Etat au respect de ses biens, peut également impliquer des obligations positives entraînant pour l'Etat certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004‑V).

Dans chaque affaire impliquant la violation alléguée de cette disposition, la Cour doit vérifier si, en raison de l'action ou de l'inaction de l'Etat, un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu a été ménagé et si la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, § 69).

46.  Pour apprécier la conformité de la conduite de l'Etat à l'article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l'esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. En effet, lorsqu'une question d'intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, arrêt du 22 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, p. 1078, § 51).

47.  En l'espèce, par l'inscription de son nom au registre foncier en 1952 et 1958, la requérante était devenue propriétaire de deux parts d'un bien immobilier sis à Beyoğlu. Elle a pu jouir de ses biens en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, des dates de l'acquisition (1952 et 1958) jusqu'au 17 avril 1996 au moins, date de l'arrêt de la Cour de cassation. Elle s'est acquittée également des taxes et impôts immobiliers afférents à ses biens.

48.  Il serait par conséquent artificiel de dire que l'annulation définitive de ces titres le 17 avril 1996 par la Cour de cassation, quarante-quatre et trente-huit ans après leur acquisition, n'a pas eu pour conséquence de priver la requérante d'un bien actuel.

49.  En conclusion, l'annulation des titres de propriété de la requérante sur les registres fonciers par une décision de justice a entraîné une ingérence dans le droit au respect des biens de l'intéressée, qui s'analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999‑VII, et Zich et autres c. République tchèque, no 48548/99, § 67, 18 juillet 2006). Par ailleurs, le fait que l'exécution de cette décision définitive n'a été effectuée qu'en 2002 ne change guère cette situation. Il s'agit en effet d'un élément à prendre en considération lors de l'examen du préjudice découlant de cette ingérence (paragraphe 76 ci-dessous).

2.  Sur le respect du principe de légalité

50.  L'article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu'une ingérence de l'autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l'un des principes fondamentaux d'une société démocratique, est inhérente à l'ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II). Le principe de légalité signifie l'existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 296-A, pp. 19‑20, § 42, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 47, § 110, et La Rosa et Alba c. Italie (no 1), no 58119/00, § 76, 11 octobre 2005).

51.  Comme elle l'a précisé à maintes reprises, la Cour n'estime pas utile de juger dans l'abstrait si le rôle qu'un principe jurisprudentiel occupe dans un système de droit continental est assimilable à celui occupé par des dispositions législatives, ce qui compte étant – en tout état de cause – que la base légale réponde aux critères de prévisibilité, accessibilité et précision. Elle est toujours convaincue que l'existence en tant que telle d'une base légale ne suffit pas à satisfaire au principe de légalité et estime utile de se pencher sur la question de la qualité de la loi (voir, entre plusieurs autres, La Rosa et Alba c. Italie (no 1), précité, § 77).

52.  Certes, l'article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit d'acquérir des biens (Jantner c. Slovaquie, no 39050/97, § 34, 4 mars 2003). Il ne fait pas de doute que les Etats contractants doivent jouir d'une ample marge d'appréciation en matière de réglementation du régime d'acquisition de biens immobiliers et fonciers par des personnes morales, telles que les fondations. Ainsi, ils peuvent mettre en œuvre des mesures nécessaires, conformément à l'intérêt général, afin de veiller à ce que celles-ci puissent réaliser des buts et des objectifs déclarés, et de protéger l'ordre public et les intérêts de ses membres.

53.  La Cour observe d'emblée qu'il ressort clairement du jugement du 7 mars 1996 que le tribunal de grande instance de Beyoğlu s'est fondé sur les considérations du rapport d'expertise du 19 décembre 1994 (paragraphe 18 ci-dessus) pour considérer que les acquisitions en question étaient privées de base légale. Ce rapport indiquait que lesdites acquisitions n'avaient aucune base légale puisqu'en vertu de la jurisprudence de 1974, les fondations des minorités religieuses qui n'avaient pas indiqué dans leur statut leur capacité d'acquérir des biens immobiliers ne pouvaient acquérir des biens immobiliers de quelque manière que ce soit (paragraphe 16 ci-dessus).

54.  Or, aucune disposition de la loi no 2762 n'interdisait aux fondations régies par ladite législation l'acquisition de biens outre que ceux figurant dans la déclaration de 1936. Puisque ni en 1952 ni en 1958, au moment de l'acquisition des biens en question, une autorité publique ne s'était opposée à ces transactions (paragraphes 12-14 ci-dessus), c'était une interprétation jurisprudentielle des dispositions de la loi no 2762 par la Cour de cassation en 1974 qui a donné naissance à ladite restriction.

55.  A cet égard, la Cour souligne que l'acquisition du 10 octobre 1952 était validée par une attestation délivrée par la préfecture d'Istanbul le 3 octobre 1952 (paragraphe 12 ci-dessus). Ce document, établi sur le fondement de la loi no 2644 du 22 décembre 1934 sur le registre foncier, mentionnait explicitement que la requérante, en qualité de personne morale, était habilitée à acquérir des biens immobiliers. Il en va de même pour ce qui est de l'acquisition par achat du 16 décembre 1958. C'est ainsi que les titres de copropriétaire afférents à ces biens ont pu être inscrits sur le registre foncier (paragraphe 14 ci-dessus).

56.  Pour la Cour, il est hors de doute qu'au moment des acquisitions de 1952 et 1958, la requérante avait la certitude que ces transactions étaient légales selon le droit turc de l'époque. Elle avait en outre la « sécurité juridique » quant à sa capacité d'acquérir des biens immobiliers, jusqu'à l'adoption de la jurisprudence de 1974.

57.  Par conséquent, l'annulation des titres de propriété des biens en cause, en application d'une jurisprudence adoptée seize et vingt-deux ans après leur acquisition, ne peut passer pour prévisible aux yeux de la requérante. En effet, celle-ci ne pouvait raisonnablement prévoir qu'un jour ses titres, obtenus il y a de longues années, seraient annulés en raison d'une nouvelle lecture jurisprudentielle des textes en vigueur, lesquels étaient muets quant à sa capacité d'acquérir des biens. De plus, en lui délivrant des attestations validant ses acquisitions, l'administration a bel et bien reconnu sa capacité en la matière. Pendant les trente-huit et quarante-quatre ans après l'enregistrement de ces titres, la requérante a pu jouir de ses biens en toute tranquillité, en tant que propriétaire légitime, en s'acquittant des taxes et des impôts immobiliers y afférents.

58.  La Cour prend également acte de ce que le système juridique turc a précisément subi une modification et reconnu explicitement la capacité des fondations des communautés d'acquérir des biens immobiliers (paragraphe 29 ci-dessus). Cependant, elle doit constater que cette évolution n'a pas profité à l'intéressée.

59.  A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l'ingérence litigieuse n'est pas compatible avec le principe de légalité et qu'elle a donc enfreint le droit au respect des biens de la requérante.

60.  Dès lors, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

61.  Sur la base des mêmes faits, la requérante allègue une violation de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1.

62.  Vu son raisonnement sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1, la Cour ne juge pas nécessaire d'examiner ce grief séparément.

IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

63.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

64.  La requérante demande le remboursement de ses préjudices résultant de l'annulation de ses titres de propriété en 1996 et de la non-jouissance de ces biens à partir de cette date.

65.  Au titre de la valeur des biens, elle réclame 65 695 000 000 livres turques (TRL), soit 840 420 dollars américains (USD) selon la conversion qu'elle a opérée sur la base du taux de parité applicable en 1996. Pour déterminer ce montant, elle se réfère notamment à un rapport d'expertise établi le 19 août 2004 par Vakıf Gayrimenkul Ekspertiz ve Degerlendirme (Vakıf, société anonyme d'expertise et d'estimation des immeubles) qui a conclu que la valeur des biens en 1996 était de 65 695 000 000 TRL.

66.  La requérante présente également deux autres rapports d'expertise. L'expertise effectuée le 19 août 2004 par la chambre des agents immobiliers d'Istanbul a conclu que la valeur des biens en 1996 était de 750 000 USD. Selon le dernier rapport d'expertise établi le 20 août 2004 par la chambre de commerce d'Istanbul, la valeur des biens en question s'élevait à 787 500 USD en 1996.

67.  Au titre du dommage résultant de la non-jouissance de ses biens à partir de 1996, la requérante réclame 924 232 USD. Pour déterminer ce montant, elle actualise la somme de 840 420 USD (valeur estimée par la première expertise, voir paragraphe 66 ci-dessus) selon le taux d'intérêt appliqué en dollars américains en Turquie pendant la période considérée (mai 1996-août 2005).

68.  La requérante demande également le dédommagement de ses préjudices résultant d'une prétendue annulation d'un autre titre de propriété concernant un terrain sis à Göztepe (Istanbul).

69.  Le Gouvernement conteste ces prétentions. En ce qui concerne le terrain sis à Göztepe, il explique que la présente requête ne concerne que les titres de propriété d'un bien immobilier sis à Beyoğlu.

70.  Par ailleurs, le Gouvernement conteste l'évaluation de la valeur des biens en question effectuée par les experts désignés par la requérante. Il soutient également qu'aucune somme pour la non-jouissance des biens en questions n'est due à la requérante, étant donné que le jugement du 7 mars 1996 n'a été exécuté qu'en 2002 et que jusqu'à cette date, les titres de propriété sont demeurés inscrits sur le registre foncier au nom de la requérante qui avait la possibilité d'en jouir pleinement. Par ailleurs, les documents présentés par l'intéressée démontrent qu'elle continuait à percevoir le loyer de ces biens jusqu'à cette date.

71.  D'emblée, en ce qui concerne le dommage résultant de la prétendue annulation d'un titre de propriété d'un terrain sis à Göztepe, la Cour observe que, dans sa formule de requête, la requérante n'a dénoncé que l'annulation de ses titres de propriété relatifs à deux biens sis à Beyoğlu. Par conséquent, elle rejette cette demande.

72.  Quant à la demande relative à des propriétés sises à Beyoğlu, la Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation juridique de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI).

73.  Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d'appréciation quant aux modalités d'exécution d'un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l'obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l'Etat défendeur de la réaliser, la Cour n'ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l'accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de la violation, l'article 41 habilite la Cour à accorder, s'il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001‑I).

74.  La Cour estime, dans les circonstances de l'espèce, que la réinscription des biens litigieux au nom de la requérante dans le registre foncier placerait celle-ci, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où elle se trouverait si les exigences de l'article 1 du Protocole no 1 n'avaient pas été méconnues. A défaut pour l'Etat défendeur de procéder à pareille réinscription dans un délai de trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif, la Cour décide qu'il devra verser à la requérante, pour dommage matériel, une somme correspondant à la valeur actuelle des biens en cause.

Quant au préjudice découlant de la non-jouissance des biens en cause, la Cour prend note de l'argument du Gouvernement selon lequel les titres de propriété en question n'ont été annulés qu'en 2002[1]. Par ailleurs les documents soumis par la requérante ne constituent qu'un calcul hypothétique et ne permettent pas de parvenir à une quantification précise du manque à gagner résultant de la non-jouissance des biens en question.

75.  Compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, la Cour décide qu'à défaut de la réinscription ci-dessus (paragraphe 74), l'Etat devra verser à la requérante 890 000 EUR pour le préjudice matériel résultant de l'annulation des titres de propriétés et de la non-jouissance effective des biens à partir de 2002.

B.  Frais et dépens

76.  La requérante sollicite le remboursement des frais et dépens encourus devant la Cour d'un montant global de 944 145,26 USD (soit 740 996,29 EUR) se répartissant ainsi : 941 393,34 USD (soit 738 789,49 EUR) pour honoraires et 2 751 USD (soit 2 206,8 EUR) pour frais de poste, d'expertise et de transport.

77.  La Cour rappelle que l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis (satisfaction équitable), précité, § 54). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Van de Hurk c. Pays-Bas, arrêt du 19 avril 1994, série A no 288, § 66).

78.  La Cour ne doute pas de la nécessité des frais réclamés ni qu'ils aient été effectivement engagés. Elle trouve cependant excessifs les honoraires revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu'il y a lieu de ne les rembourser qu'en partie. Compte tenu des circonstances de la cause, et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour juge raisonnable d'allouer aux requérants conjointement 20 000 EUR.

C.  Intérêts moratoires

79.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

 

2.  Dit qu'il n'est pas nécessaire d'examiner séparément le grief tiré de l'article 14 de la Convention, combiné avec l'article 1 du Protocole no 1 ;

 

3.  Dit[2]

a)  que l'État défendeur doit procéder à la réinscription des biens litigieux au nom de la requérante dans le registre foncier, dans les trois mois à compter du jour où le présent arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention ;

b)  qu'à défaut d'une telle réinscription, l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 890 000 EUR (huit cent quatre-vingt-dix mille euros) pour dommage matériel, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

c)  que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

d)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 janvier 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

  S. Naismith                                                                      J.-P. Costa
  Greffier adjoint                                                                        Président



[1].  Rectifié le 22 mai 2007. Le paragraphe était libellé comme suit : « (…) les titres de propriété en question n’ont été transférés qu’en 2002 au nom du Trésor public. »

[2].  Rectifié le 22 mai 2007. Le dispositif était comme suit : « (…) b)  qu’à défaut d’une telle réinscription, lEtat défendeur doit verser à la requérante, dans le même délai de trois mois, 890 000 EUR (huit cent quatre-vingt-dix mille euros) pour dommage matériel et 20 000 EUR (vingt mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

c)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ; »